La formation du psychanalyste en Europe

La formation du psychanalyste en Europe

Texte proposé aux 86 psychanalystes réunis le 16 juin 1991 lors de l’assemblée initiale de la Fondation Européenne pour la Psychanalyse

L’invention de la psychanalyse date de moins d’un siècle et elle s’est développée en dehors des cadres institutionnels universitaires qui garantissent habituellement l’acquisition du savoir et des titres scientifiques. Son extension est devenue maintenant si importante que la question du statut du psychanalyste se pose avec insistance et est l’occasion de larges débats publics.

Avant d’être examiné, le problème de la formation du psychanalyste mérite un bref rappel historique. La psychanalyse s’est d’abord transmise grâce aux proches élèves de Freud, et elle a dû son extension aux succès obtenus par les premières analyses. Pour être analyste, il fallait avoir été analysé soi-même, et c’est à ce seul titre que de nouveaux psychanalystes ont commencé à exercer, indépendamment de leur formation universitaire comme de leurs titres scientifiques. Cependant, cette modalité de la formation laissait la porte ouverte à la pratique de la psychanalyse dite « sauvage », et c’est pourquoi, en 1910, a été fondée, au congrès de Nuremberg, l’Association Internationale de Psychanalyse (IPA).

Il s’agissait de protéger l’œuvre de Freud et le titre de psychanalyste au nom d’un centre habilité à le faire. À cette occasion, Ferenczi devait soutenir qu’il convenait de constituer une association pour lutter contre « les inepties que l’on colporte sous le nom de psychanalyse » et « garantir que ses membres appliquent effectivement la méthode psychanalytique selon Freud et non quelque méthode mijotée pour leur usage personnel ». Dix ans plus tard apparaît à Berlin le premier institut de formation fondé par Eitington et Abraham. Au début des activités de cet institut, la formation dure un an et demi, et cette durée s’étendra progressivement jusqu’au standard de quatre ans, encore en vigueur dans l’IPA. Un comité international édicta des règles auxquelles les instituts locaux devaient se conformer. On retiendra tout d’abord qu’une distinction était faite dans ce règlement entre analyses thérapeutiques, destinées aux patients, et analyses didactiques, destinées à la formation de nouveaux psychanalystes. Ferenczi devait faire remarquer le premier qu’une telle distinction était sans fondement, car les futurs psychanalystes présentaient des symptômes au même titre que les patients ordinaires. De plus, le désir même d’être analyste et de vouloir soigner les autres méritait d’être considéré également comme un symptôme. Cependant, ses critiques ne furent pas écoutées, et une réglementation minutieuse fut instaurée. Le nombre, la cadence, la durée des séances de même que celle de l’analyse furent soigneusement codifiés.

Un vif débat devait s’engager en 1926, à l’occasion duquel Freud devait montrer, dans son texte sur « L’analyse laïque », que le titre de médecin n’était pas nécessaire pour prétendre à la fonction de psychanalyste. Finalement, contre l’avis de Freud, le modèle médical fut pris comme référence de la formation et considéré comme une règle dans différents pays, aux États-Unis notamment. C’est seulement en France, grâce à l’influence de Lacan, et dans quelques pays latins, qu’il existe un nombre significatif d’analystes non médecins. Des analystes aussi réputés que Balint, Bemfeld, et Szasz devaient critiquer ce système d’habilitation et réclamer la suppression de l’analyse dite didactique. Cependant, malgré ces réserves et depuis 1945, ces règles n’ont pratiquement plus évolué au sein de l’IPA, et si elles peuvent sembler apporter une garantie sociale quant au titre, elles ont par contre montré de graves lacunes quant à la formation elle-même.

En effet, les analystes engageant une analyse didactique à des fins de formation professionnelle le font dans l’objectif d’obtenir un titre et, par conséquent, ils risquent de perdre de vue l’aspect thérapeutique qui est pourtant essentiel à leur future activité. Dans ce cadre, les analystes en formation chercheront à se montrer « normaux ». Ils voudront paraître conformes à ce qui est attendu d’eux pour être reconnus capables d’exercer. Ils évitent ainsi de faire cas de leurs symptômes et ils aborderont donc leur fonction avec une formation insuffisante.

Par ailleurs, si le titre semblait socialement protégé grâce à ces précautions, il n’en était pas moins aussi l’objet d’un monopole abusif (et c’est avec raison qu’une association de psychologues devait récemment intenter aux États-Unis un procès à l’institut de psychanalyse officiel, au nom de la loi antitrust).

En France en particulier, les associations psychanalytiques filiales de la société internationale ont été traversées dès leur création par des divergences importantes sur le problème de la formation, controverses qui ont entraîné à elles seules la plupart des scissions intervenues dans l’histoire du mouvement psychanalytique français.

Si l’on veut résumer schématiquement la différence entre les positions de l’Intemationale et celles de ceux qui s’inspirent de l’enseignement de Lacan, on se reportera à l’ouvrage publié par The European Psychoanalytic Federation, intitulé Psychoanalytic Training in Europe (Tamak Books, Londres). Il s’agit des communications faites lors de rencontres qui se sont échelonnées sur dix ans (1973-1983) et des discussions et commentaires qu’elles ont suscités.

S’il fallait considérer cet ensemble de textes comme significatifs de la position des psychanalystes de l’IPA, on relèverait aussitôt les cinq questions principales qu’ils posent :

1 Les critères : ceux du début, c’est-à-dire de la sélection, ou bien manquent ou bien se contredisent. Ceux de la fin, c’est-à-dire la qualification, ne sont pas moins insaisissables, faute de tout accord sur la définition, qu’il s’agisse de celle de l’analyste (esprit « original » mais qui risque de bousculer l’institution, ou bien individu « modéré » qui la réconforte, mais risque de laisser se figer la psychanalyse) ou qu’il s’agisse de la fin de la didactique : en tant qu’élève, le candidat doit s’identifier à son analyste, mais en tant que patient, il ne le doit pas. Or, il est l’un et l’autre.

2 La profession : considérée en elle-même, la psychanalyse est-elle une profession médicale ? Une psychothérapie ? Il y a un désaccord sur les deux questions entre les différents auteurs. Considérée selon sa face sociale, la psychanalyse est-elle une profession autonome ? Mais alors, pourquoi les institutions n’acceptent-elles le plus souvent que des candidats ayant déjà reçu une formation dans d’autres disciplines ? Faut-il la considérer comme une profession libérale ? Quel sera donc son avenir face à l’intervention croissante de la société en vue d’assurer le bien-être psychique, et non seulement physique, de ses membres ? Aucune ébauche de réponse n’est apportée à ces questions, qui sont pourtant posées.

3 La didactique : certains auteurs soulignent sa différence avec la thérapeutique au point que la question se pose : en quoi peut-elle préparer encore le candidat à conduire des cures ? En souhaitant supprimer cette différence, d’autres auteurs sont confrontés à cette question : pourquoi devrait-il exister une autorisation de la « commission d’enseignement » avant de commencer une analyse didactique ? Quant à la difficulté, on remarque un fait nouveau par rapport aux positions habituelles de l’IPA : il réside dans l’insistance sur les interférences du contre-transfert des didacticiens, en raison des rivalités qui prévaudraient entre eux.

4 Le contrôle : plusieurs des questions abordées sont conformes à la réglementation classique, qu’il s’agisse des critères, de l’autorisation du candidat, de la définition, des finalités, de la recherche d’un juste milieu entre « relation hégélienne de maître-esclave » et une laxité pédagogique qui pousse le contrôleur à dénier l’avantage que représente sa plus grande expérience. En supplément de cette problématique, plusieurs auteurs insistent sur ce que doit être le contrôleur (on lui demande d’avoir le don peu commun de savoir évaluer) et sur sa difficulté, voire sa misère, puisque son évaluation d’un candidat peut être opposée à celle des autres.

5 L’enseignement : il est remarquable que le recueil ne contienne qu’une seule communication consacrée à ce sujet. Il faut se contenter par conséquent de ce que nous savons des cursus réglementés qui existent dans la plupart des institutions européennes, et qui aboutissent à donner cette idée qu’une formation convenable requiert un bagage livresque, accessible en un temps donné.

L’examen de ce recueil récent montre assez l’étendue de divergences importantes. En revanche, entre toutes les associations françaises, il existe toutefois un accord sur un point : les titres universitaires ne peuvent pas qualifier un psychanalyste. En effet, il faut que celui-ci soit capable d’entendre ce qu’il y a de particulier chez chacun de ses patients, et il ne pourra l’avoir appris dans aucun livre. Un rêve, par exemple, est à chaque fois une production originale. Bien plus, tout savoir préalable risquera d’empêcher l’abord de la particularité de chaque patient. Mais si l’analyste a appris dans sa propre analyse comment se présentait un symptôme et la manière dont il s’est résolu, il disposera d’un savoir qu’aucune université ne saurait délivrer. Ainsi, comme toutes les associations psychanalytiques le reconnaissent, seule une analyse personnelle permet d’habiliter un nouvel analyste. Et cela d’autant plus que sa cure lui aura permis de prendre ses distances par rapport à ses propres symptômes et que, par conséquent, elle saura lui éviter de prêter ses propres difficultés à ses patients.

Cependant, au-delà de cet accord de principe, le maintien de la différence entre analyse didactique et thérapeutique fut responsable de plusieurs scissions. En effet, il n’est pas suffisant de reconnaître qu’une psychanalyse personnelle est requise pour prétendre à être soi-même un jour psychanalyste. Car si l’on introduit la pratique de l’analyse se différenciant comme didactique, c’est une forme particulière de diplôme qui sera attribué, et la formation s’en trouvera faussée, parfois gravement.

À cet égard, il convient de distinguer en France deux grands courants de la psychanalyse qui se différencient essentiellement sur les critères de formation qu’ils appliquent, c’est-à-dire finalement selon le cas qu’ils font de l’enseignement de Jacques Lacan à ce propos. Sont rattachées à l’Association Internationale de Psychanalyse les deux institutions les plus anciennes qui sont la SPP, fondée en 1926, et la SFP qui s’en est détachée en 1953. Lors d’une nouvelle scission en 1964, cette dernière devait devenir l’APF. Ce changement de sigle est en fait parallèle à l’exclusion de Jacques Lacan et de ses plus proches compagnons, qui devaient se retrouver, en 1964, dans l’École Freudienne de Paris. Il y avait donc alors trois grandes associations, les deux premières établies sur la base de l’analyse didactique, l’École de Lacan n’appliquant pas ce critère, et connaissant une expansion considérable en quelques années, tant numériquement qu’en influence dans le milieu intellectuel. En 1967, Lacan proposait de créer la procédure de « la passe », dont l’objectif était d’éclaircir la question de la fin de l’analyse qui était devenue un mystère, essentiellement parce que la « didactique » restait l’affaire des didacticiens. Mais, à cette occasion, un groupe de membres de l’EFP le quittait et fondait le « Quatrième groupe ».

En 1980, un an avant sa mort, Jacques Lacan signait un texte de dissolution de l’EFP. Les motifs de cette dissolution sont complexes. On peut y voir une raison théorique dans un échec de la procédure de « la passe », et on peut estimer aussi que l’École, telle qu’elle était composée, comportait des tendances contradictoires et était devenue ingouvernable. Cependant, dix ans après la dissolution, il n’est pas certain que les divergences théoriques aient été seules en jeu, et l’analyse plus complète de cet événement reste encore à faire. Certains voient dans la « dissolution » un concept psychanalytique, parce que Freud lui-même avait prévu de dissoudre, et cela régulièrement, son association. D’autres pensent au contraire qu’il s’agit d’une mesure liée aux contingences qui règlent la vie politique des associations humaines en général.

Quoi qu’il en soit, différents groupes, associations et écoles se formèrent dans la suite de l’ancienne EFP, et elles ont continué d’assurer l’expansion du mouvement psychanalytique français. En 1981, était fondée l’ECF, groupe réunissant environ 10 % des anciens membres de l’EFP et se considérant comme héritier légitime de Lacan. En 1982, fondation du Cercle Freudien, de l’Association Freudienne et du Centre de Formation et de Recherche Psychanalytique. En 1983, l’École Freudienne, les Cartels Constituants de l’Analyse Freudienne, la Convention psychanalytique, le Coût Freudien, Errata étaient institués et en 1985, l’École Lacanienne de Psychanalyse. En 1986, le Séminaire Psychanalytique de Paris et l’association Psychanalyse Actuelle étaient fondés. Enfin, en 1991, l’association Analyse Freudienne dépose ses statuts.

Ces différentes associations comptent un nombre d’adhérents variable et elles dispensent leur enseignement selon des orientations qui ne sont pas homogènes. Certains groupes sont numériquement restreints, mais les analystes qui les composent jouissent d’une forte notoriété. D’autres peuvent réunir jusqu’à plus de mille participants, mais dans ce cas, le nombre d’analystes qu’elles comportent reste souvent réduit, et elles n’accordent généralement pas de garantie à ces participants. La plupart de ces institutions entretiennent de bonnes relations entre elles, et les journées scientifiques sont souvent l’occasion d’échanges de travaux et de débats autour d’un thème particulier.

L’accroissement du nombre des institutions analytiques, qui sont passées de quatre à quatorze en dix ans, reflète la persistance de divergences importantes, mais il témoigne aussi d’un développement important de la psychanalyse en France. En effet, il est normal que les institutions gardent une dimension adaptée au transfert de travail nécessaire à la transmission, et cette multiplicité, probablement irréversible, est un facteur dynamique de développement. De plus, la diversité d’associations témoigne de la pluralité d’options théoriques, dont la confrontation peut servir la recherche, et permettra par conséquent à la psychanalyse de faire connaître plus aisément ses résultats à la communauté scientifique. Ce développement contraste avec la stagnation ou même la régression à laquelle on peut assister dans d’autres pays.

En dehors de la France, c’est paradoxalement en Argentine qu’avec le psychanalyste Oscar Masotta, l’enseignement de Lacan devait trouver à l’étranger un relais inattendu, s’accompagnant également d’une extension importante. Les conditions de la dictature militaire dans ce pays devaient amener plusieurs élèves de Oscar Masotta à émigrer, et c’est dans ce contexte que l’enseignement de Jacques Lacan a été diffusé dans plusieurs pays, notamment en Espagne pour ce qui concerne cette étude. Remarquons que dans tous ces pays se sont reproduites les même divisions institutionnelles que celles existant à Paris.

En Angleterre, la psychanalyse, en dépit de l’activité de psychanalystes réputés, devait stagner du fait du carcan des règles institutionnelles. En Allemagne, le mouvement psychanalytique a été décapité par le nazisme et il n’a repris son essor que difficilement, en bonne partie sous le contrôle de l’IPA et dans la dépendance de la médecine.

Outre-Rhin, les pouvoirs publics ont pris en considération des statistiques qui leur montraient l’utilité sociale de la psychanalyse et ils ont voulu aider à l’épanouissement de sa pratique. Depuis 1967, les caisses de maladie peuvent prendre en charge les frais d’un traitement de psychothérapie analytique. Pour chaque demande d’analyse, un dossier médical est établi et, après avis d’un médecin conseil, on accorde – ou non – un nombre fixe de séances d’analyse, (cf. Bulletin N° 31, automne 1988, de la Fédération européenne de psychanalyse). On note que l’association psychanalytique allemande, qui comptait 20 membres en 1956, en comptait en 1988 plus de 600.

Dans la Belgique francophone, en Espagne et en Italie, les conditions de la formation sont à peu près équivalentes à celles existant en France. La pratique de la psychanalyse requiert au premier chef, et parfois uniquement, une déclaration auprès des autorités fiscales. En Espagne, et bien que les œuvres complètes de Freud aient été traduites dans ce pays précocement, la psychanalyse a stagné sous le régime franquiste, où elle a été exclusivement représentée par l’IPA jusqu’à la venue d’Oscar Masotta et de ses collaborateurs en 1977. Depuis cette date, elle a connu un essor relatif, soit grâce à une nouvelle génération de psychanalystes espagnols, soit grâce à l’apport de psychanalystes français, soit grâce, enfin, à la contribution des psychanalystes argentins restés dans ce pays.

En Italie, la pratique de l’analyse et les contraintes de sa formation sont demeurées équivalentes à celles de la France jusqu’à une date récente. Une loi devait cependant être promulguée en 1989, et son résultat est de pousser les psychanalystes non médecins à faire partie d’au moins une association de psychologues. En effet, un scandale judiciaire ayant éclaté autour d’Armando Verdiglione, l’opinion publique y était favorable. Les pouvoirs publics ont, dans ces conditions, cru nécessaire d’instaurer un cadre minimum de la pratique. Il n’existe pas de statut du psychanalyste. Cependant, la loi votée en 1989 est destinée à créer l’équivalent d’un Ordre des psychologues. Cet Ordre règle la pratique des psychothérapies, et, à la demande des filiales de l’Association Internationale en Italie, la psychanalyse n’est pas mentionnée dans ce texte. Un psychanalyste n’est donc pas en principe tenu de s’y affilier. Toutefois, tout psychanalyste non médecin sera amené à le faire et à se réclamer d’une association s’il souhaite continuer à exercer dans de bonnes conditions. D’autres lois sont actuellement en préparation, mais l’on ne voit pas en quoi ces réglementations imposées aux psychanalystes, et faciles à contourner, pourront pallier les problèmes rencontrés dans le passé.

En résumé, et sans qu’il soit nécessaire de le détailler davantage, l’exercice de la psychanalyse en Europe ne montre pas de différences fondamentales dans les pays de langue romane. Dans les pays de culture anglo-saxonne ou nordique, il existe une emprise plus forte, parfois presque exclusive de l’IPA. Ajoutons enfin que dans ce développement de la psychanalyse, l’influence de la France paraît prépondérante, et que le nombre de psychanalystes, comme leur importance dans la société, y est sans commune mesure avec les autres pays européens. Dans ces conditions, il serait anormal que les psychanalystes français se plient à des règles prenant modèle sur celles qui ont fait péricliter la psychanalyse en d’autres lieux.

Dans ce paysage européen plutôt contrasté, il existe un trait commun qui tient à l’extension de la psychanalyse : dans les pays où la structure de formation est rigide, l’appareil officiel est débordé par des pratiques non reconnues. En Allemagne, par exemple, exercent 600 psychanalystes patentés… mais 10 000 psychothérapeutes. En revanche, partout où les cadres de formation restent souples, c’est le risque d’une expansion diffluente qui menace.

Afin d’examiner sur quelles traces l’exercice de la psychanalyse se développe, il est utile de détailler plus précisément quelques impératifs de la formation du psychanalyste. Il vaut la peine de souligner comment, reprenant certaines idées de Ferenczi et de Balint, Lacan a montré que le déroulement d’une analyse ne pouvait être gouverné de l’extérieur par des contraintes institutionnelles, et qu’il était impossible de maintenir la distinction entre analyse didactique et thérapeutique. Son point de vue devait finalement prévaloir auprès d’une large majorité de psychanalystes français et, loin d’aboutir à un laxisme de la formation, elle a rallongé sensiblement la durée des analyses de ceux qui prétendaient devenir psychanalystes à leur tour. A cet égard, les exigences de la formation sont sans doute plus élevées pour les écoles lacaniennes qu’elles ne le sont dans les associations relevant de l’IPA.

Cependant, la fin de l’analyse et le moment où un analyste peut à bon droit commencer à exercer à son tour devaient rester sujets à controverses et à débats. C’est pourquoi, comme on l’a déjà mentionné, Lacan a proposé d’étudier en 1968 le moment de passage de l’analysant à l’analyste selon une procédure particulière appelée « la passe ». Une telle procédure peut éventuellement permettre à l’institution d’observer, rétrospectivement, s’il y a bien eu passage à l’analyste. Ce passage de l’analysant à l’analyste mérite encore une étude approfondie. La question est la suivante : peut-on reconnaître qu’un désir d’analyste est formé grâce à son analyse, c’est-à-dire en principe avant qu’il n’exerce ? Jusqu’à aujourd’hui, les associations et écoles ont toujours reconnu les analystes après coup, sur la base des cures qu’ils ont pu engager et au vu de leurs « mémoires de candidature » ou de leurs travaux. De ce fait, les associations de psychanalystes séparent leur reconnaissance de tout lien avec la didactique.

La procédure de la « passe », sans supprimer le mode de reconnaissance en usage, permet de poser la question d’un devenir analyste fondé sur le procès interne de l’analyse.

Ainsi l’institution recueille-t-elle des éclaircissements inédits sur ce procès, et sa reconnaissance ne dépend ici que du déroulement de la psychanalyse elle-même. L’institution ne fait plus de la sorte pression sur les nominations, et l’accès à la pratique ne dépend ici que du déroulement de la psychanalyse elle-même. Dans les institutions lacaniennes actuellement existantes, certaines ont réintroduit la procédure de la « passe », le plus souvent en proposant des variantes par rapport à ce qui se pratiquait à l’EFP, évitant par exemple de procéder à des nominations qui risqueraient d’établir un lien entre « passe » et habilitation. D’autres, au contraire, ont préféré ne pas renouveler cette expérience trop vite, soit qu’elles aient considéré que le temps n’en était pas encore venu, soit qu’elles aient préféré un approfondissement théorique supplémentaire avant de rééditer l’expérience. Quoi qu’il en soit, sur la base de l’expérience faite dans l’École de Lacan, toutes les institutions prennent la précaution de ne pas interférer sur le moment où un analysant se décide à exercer à son tour.

C’est en ce sens qu’un analyste « ne s’autorise que de lui-même ». Bien qu’elle exprime un trait de structure et donc de formation, cette formule a pu choquer. Elle est souvent mal comprise par ceux qui la critiquent et qui y voient le signe d’un arbitraire lourd de conséquences : nul ne serait habilité à reconnaître un autre puisque chacun ne s’autorise que de lui-même. Alors qu’il s’agit : a) de lever la négation d’un fait et, du même coup, de pointer la responsabilité qu’il implique ; b) de suspendre la reconnaissance de cette autorisation à ses conséquences selon qu’il s’avère que le « s’autorisant » exerce ou non des méthodes que d’autres partagent et reconnaissent comme telles.

C’est dans cette mesure qu’un psychanalyste ne saurait se dispenser d’appartenir à une association de confrères. Comme l’a précisé Lacan : « il s’autorise de lui-même et de quelques autres ». Ici plus qu’ailleurs la vérification des résultats, l’enseignement, les contrôles sont une nécessité de la pratique, pour solitaire qu’elle paraisse. La communauté d’une pratique et la nécessité des échanges scientifiques à son propos légitiment donc la nécessité des associations de psychanalystes. Elles sont destinées à garantir, non pas leur analyse personnelle, mais la qualité qu’ils ont acquise grâce à elle, qualité qui se vérifie à l’occasion des échanges pratiques et théoriques que les psychanalystes ont entre eux.

Ainsi la fonction première des associations de psychanalystes n’est nullement de dispenser une formation au sens universitaire du terme ou d’apprendre un art dont le ressort principal lui échappe. Elles apportent d’abord la garantie que ceux de leurs membres qui sont des psychanalystes mettent à l’épreuve les théorisations qu’ils font de leur pratique et procèdent aux ajustements théoriques et pratiques que cet examen appelle. C’est là un critère de rationalité qui offre une garantie qui répond parfaitement à celle qu’attendent légitimement le corps social et ceux qui souhaitent entreprendre une analyse. Enfin, les associations ont une fonction d’enseignement, d’échanges théoriques l’une par rapport à l’autre et dans la communauté scientifique à laquelle elles exposent leurs résultats. Ces enseignements, même lorsqu’ils sont dispensés au sein des Écoles et Instituts, ne donnent pourtant pas une autorisation à exercer la psychanalyse, car les membres d’une association de psychanalyse sont moins dans la position d’enseigner que dans celle de continuer d’être enseignés par elle et, par là-même, d’assurer le progrès de la théorie.

Cette position générale de l’enseignement et de la formation correspond à la pratique de toutes les associations qui ne font pas la distinction entre analyse thérapeutique et analyse didactique (c’est-à-dire pour l’essentiel, celles qui reconnaissent l’importance de la doctrine de Lacan à ce propos). L’accord sur ces principes contraste avec la situation qui prévaut actuellement en France. En effet, la multiplication des groupes psychanalytiques dans les dix dernières années a pu donner l’impression d’une instabilité théorique et d’une incapacité d’assurer une formation cohérente, alors que cette croissance numérique est le résultat de l’extension de son influence. Il est de fait que de nombreux analystes en formation ne croient plus utile de garantir leur pratique grâce au lien associatif. Les estimations varient, mais il n’est pas impossible que plus de la moitié de ceux qui exercent la psychanalyse en France le fassent de manière solitaire. S’il est vrai que sur les 5 000 personnes dont on peut penser qu’elles sont intéressées par la pratique de la psychanalyse, il y en a sans doute moins de mille qui exercent cette fonction à titre principal, il n’en reste pas moins que la proportion de ceux qui pensent pouvoir le faire sans garantie, – d’abord pour eux-mêmes – est inquiétante. Aucune association de psychanalystes prise isolément ne peut espérer résoudre ce problème à elle seule, ni même seulement le poser dans tous ses attendus.

Les psychanalystes lacaniens ont donc une responsabilité particulière à propos du développement de l’exercice dit « sauvage » de la psychanalyse en Europe. Il serait utile et urgent qu’ils se prononcent en des termes appropriés sur ses aspects les plus négatifs, qui sont injustement considérés comme une conséquence de l’enseignement de Lacan. Il s’agit d’une responsabilité qu’il vaut mieux prendre de sang-froid plutôt que sous la pression d’un scandale ou d’une exigence des pouvoirs publics. Les institutions concernées se trouvent confrontées à une situation complexe, où elles ne peuvent plus longtemps éviter de se prononcer sur le problème de la prolifération du nombre de psychanalystes exerçant hors institution, c’est-à-dire finalement sans garanties, quels que soient leur bonne volonté personnelle ou leur talent.

En décembre 1989, sur le fond de ces questions, et dans le contexte de la création du grand marché européen, Serge Leclaire s’est adressé directement à un ensemble aux contours incertains, celui de praticiens qui, à des degrés divers, s’intéressent au domaine « psy ». Il leur a proposé « la création d’un ordre des psychanalystes », sans prendre la peine d’en prévenir les associations existantes, et sans chercher non plus à distinguer les freudiens des non-freudiens. Il n’a pas tenu compte davantage de la ligne de partage existant entre ceux qui continuent à assurer leur formation sur le principe didactique ou universitaire et ceux qui ont choisi un mode de formation plus conforme à son objet. Il est normal que la question d’un statut du psychanalyste soit exposée publiquement, mais à la condition que ses principes le soient également.

Quelle est la perspective d’une telle proposition tant que l’on ne sait pas qui sont les psychanalystes ? Sans doute certains de ceux qui exercent actuellement de manière isolée peuvent-ils espérer, en disposant d’un titre, pouvoir continuer à le faire en étant directement reconnus par l’État : ils continueront ainsi d’être dispensés de toute garantie institutionnelle. Cependant, il n’est pas douteux qu’une telle proposition a eu un écho auprès de ceux, plus nombreux, qui, pour des raisons géographiques ou historiques, travaillent contre leur gré dans un certain isolement, soit parce qu’ils habitent des villes de province, soit parce que les institutions actuelles leur conviennent mal. Un « Ordre des psychanalystes » a pu leur apparaître dans cette mesure comme la solution provisoire de problèmes réels, ceux de la dispersion, ou du manque de sérieux souvent attribué par les médias à la profession. Cependant, à ce jour, aucune institution analytique n’a souscrit à un tel projet, et la plupart s’y sont opposées. En revanche, si la garantie concernant l’exercice de la psychanalyse relève des associations de psychanalystes, il appartiendra aux institutions qui existent de faire en sorte que les pouvoirs publics reconnaissent cette spécificité et la position particulière qui en découle.

D’un point de vue légal, si la fonction de psychanalyste ne saurait se prévaloir d’un titre universitaire, l’idée même d’un « Ordre des psychanalystes » se révèle obsolète. En effet, si l’on ne dispose pas du critère d’un diplôme, on ne peut plus décider qui ferait partie d’un ordre et qui en serait exclu. La position du psychanalyste est différente de celle de l’architecte, de l’avocat ou du médecin, qui, grâce à leurs titres, peuvent se reconnaître entre eux, éventuellement dans un « Ordre ». De plus, une telle instance, pour être efficace en ce qui concerne les psychanalystes, devrait être obligatoire et, une fois sa reconnaissance obtenue, elle dispenserait ses membres des obligations de l’institution.

Ajoutons qu’un « Ordre des psychanalystes », directement lié aux rouages de l’État, est une source de confusion quant à la place de la psychanalyse dans la société. Il y a lieu de maintenir une séparation stricte entre la psychanalyse et l’État (comme il y en a une avec l’Église), car l’analyse restera en tout état de cause une affaire personnelle, incompatible avec les systèmes de protection de la santé qui ne manqueraient pas, dès lors, de lui être assimilés (comme c’est le cas en Allemagne où la psychanalyse n’a eu qu’une extension modérée).

En outre, cette instance devrait avoir un pouvoir déontologique, des psychanalystes étant amenés à juger d’autres psychanalystes, et il est sans doute préférable que, si l’un d’entre eux dérogeait aux règles de la vie en société, il ait à en répondre devant la justice commune.

En octobre 1990, dix associations psychanalytiques françaises ont mandaté une délégation auprès des instances compétentes à Bruxelles. Suite à cette demande d’information, il s’avère qu’il n’existe aucun projet d’instauration d’une réglementation commune de la psychanalyse au niveau européen. Chaque État continuera d’agir comme bon lui semble à ce propos. La menace d’une mise en ordre de la profession aura donc été agitée sans le moindre fondement. De plus, au niveau français, les plus hautes instances gouvernementales ont fait savoir officiellement qu’elles ne comptaient nullement s’immiscer dans des débats qui ne sont pas de son ressort. Il n’existe donc aucune pression extérieure qui justifie la création d’un « Ordre des psychanalystes », ni au plan européen, ni au plan français.

Les psychanalystes sont à certains égards égaux quant à leur responsabilité à l’égard de l’inconscient, et nul ne songerait à dénier leur qualité à ceux qui, pour des raisons diverses, se retrouvent dans différentes institutions. Cependant, ils tiennent cette qualité de psychanalyste au premier chef du travail effectué dans leur analyse, et il n’y a nulle raison de ne pas tenir compte des divergences parfois sérieuses qui opposent leurs associations. Encore moins que d’autres, les psychanalystes ne sauraient tenir pour rien leur propre histoire. Les psychanalystes qui se reconnaissent dans l’enseignement de Lacan ne peuvent considérer comme négligeable l’exclusion de ce dernier par l’IPA, ni tourner la page sur les faits qui ont entouré la dissolution de son École. En effet, ces événements, pour être oubliés, demanderaient une critique préalable qui n’a pas été faite par les intéressés. De plus, ces événements sont significatifs d’options pratiques et théoriques qu’il n’y a pas lieu de masquer sous une unité factice de la psychanalyse.

À l’examen plus détaillé, il existe donc toujours en France, comme ailleurs en Europe, deux grands courants de la psychanalyse dont les divergences sont fondées en théorie. Le catalogue lui-même des divergences demanderait à être établi, car elles rendent compte d’une crise de la psychanalyse que l’on peut constater depuis maintenant un quart de siècle. Cette constatation n’a pas empêché son aggravation, comme le montrent par exemple les communications faites entre 1973 et 1983 au sein des congrès organisés par la Fédération des sociétés européennes affiliées à l’IPA.

L’absence de toute réflexion sur l’enseignement dans ces communications montre assez qu’il s’agit d’une « théorie en crise », comme l’exprime notamment Edelman. Cet auteur propose pour y remédier un programme basé sur l’étude des cas allant des faits aux hypothèses et vice versa.

Or, s’il est vrai qu’il n’y a pas d’expérience freudienne possible sans les concepts forgés par Freud, il n’en reste pas moins que ces concepts, sans doute en raison de l’urgence qui a dicté leur élaboration, ne permettent pas de dégager ce que cette expérience apporte de radicalement neuf. Le génétisme de Freud est indubitable, mais c’est aussi Freud qui a lié le désir inconscient à un objet « foncièrement perdu ». De même, si Freud a pu ramener le moi au système perception-conscience, il a aussi introduit à son propos la théorie du narcissisme. Ainsi, loin d’être un dogme, au sens d’un « savoir » qui se refuse à se relativiser par rapport aux conditions de sa production, l’œuvre de Freud constitue bien plutôt un champ d’apories appelant non pas un « dépassement », mais un apport qui dégage ses lignes de force. Seul le caractère traditionnel de l’autorité qui s’est alloué le monopole de la transmission de la psychanalyse a empêché un tel effort, comme le montre, a contrario, le fait que le seul analyste qui y ait consacré son enseignement, J. Lacan, a vu cet enseignement frappé d’« ex-communication ».

Aussi, indépendamment de tout parti pris institutionnel, le plus urgent à l’heure actuelle nous paraît-il être l’élucidation et le développement de ce que le retour de Lacan à Freud apporte de neuf, tout particulièrement eu égard à ce qui s’est produit depuis dans d’autres champs.

Si l’on envisage par exemple la procédure psychanalytique comme une expérience de discours, mettant l’accent sur la division du sujet et sur le rapport de ce sujet à l’objet qui le divise, il faudra alors considérer ce qui le noue dans la répétition. Comment pourrait-on négliger alors l’apport de philosophes comme Gilles Deleuze ? De même, si l’on garde en mémoire que le point d’origine de la construction lacanienne est la théorie du signifiant et sa précellence dans la détermination du signifié, on ne saurait laisser dans l’ombre que Lacan découvrit une théorie de l’interprétation qui, sans doute pour la première fois, rompait avec toute la tradition herméneutique et renouvelait de part en part la question de la technique analytique.

Ces deux exemples, parmi bien d’autres, situent l’extension qu’il convient de donner à la question de la formation (dont les bases théoriques sont loin de se limiter à la « science de l’imaginaire » qu’évoque Edelman). Son champ n’intéresse pas seulement les analystes, quelle que soit leur nationalité en Europe, il concerne tous ceux pour qui la psychanalyse constitue un objet d’investigation, auquel ils peuvent apporter leurs critiques.

Sur la base de l’état des lieux dont ce document décrit la problématique, un plan de travail mérite donc d’être établi. Il permettra de mettre à l’épreuve les questions les plus cruciales concernant la formation, que les psychanalystes ne sauraient laisser dans l’insuffisance d’élaboration actuelle.

 

Claude Dumézil, Charles Melman, Gérard Pommier, Moustapha Safouan